Comment entrer dans une œuvre ? Quelles dispositions prendre pour arriver à se frayer un chemin dans les méandres de la musique ? À quel prix peut-on être sûr qu’on a réussi à franchir le seuil pour s’immiscer dans l’univers d’un compositeur ? Il y a tout un tas de questions qui formulent la musique comme un endroit fermé que l’on ne peut donc atteindre sans s’y préparer, sans y être guidé. Du musicologue qui dispose quelques panneaux indicateurs sur la route de l’écoute à l’interprète qui balise l’itinéraire que l’auditeur pourra suivre, nous allons nous prêter à ce qui seront comme des randonnées musicales pour, en route, nous demander de quoi ces stratégies d’approche nous rapprochent et, en quoi, elles peuvent donc nous éloigner d’autres chemins possibles. Nous recevons pour ce faire Jean-Jacques Griot qui anime le site EcouteClassique.com et Lydia Jardon, qui a fait paraître le deuxième volume des œuvres pour piano du compositeur Nikolaï Miaskowski dont elle entend enregistrer l’intégrale avec le soutien du label AR RE SE.
Le 11 septembre 2001, le monde entier s’est
trouvé sidéré de voir deux avions percuter les deux tours du World Trade
Center. La sidération peut vouloir dire que le choc fait à l’entendement
repousse celui qui l’éprouve hors de ses capacités à se représenter ce qu’il a
vu. Mais la sidération est aussi ce que peut éprouver un individu face à une
œuvre d’art qui le fait toucher au sublime, alors commence une troublante et
insupportable analogie entre le 11 septembre 2001 et une œuvre d’art. Pour
autant, aucun journaliste n’a été inquiété pour avoir qualifié l’événement du
11 septembre 2001 de « sidérant ». Cinq jours plus tard : le 16
septembre 2001, au cours d’une conférence de presse, le compositeur Karlheinz
Stockhausen qualifie « ce qu’il est arrivé » comme « la plus
grande œuvre d’art qui ait jamais été donnée » ; un journaliste
demande alors : « N’y a-t-il aucune différence entre une œuvre d’art
et un crime ? » Le compositeur répond : « Bien sûr !
Un crime, c’en est un, vous le savez, parce que les êtres humains n’étaient pas
d’accord. Ils ne s’étaient pas rendus au concert. C’est clair. Et personne n’était
là non plus pour leur annoncer : « vous pourriez y passer ». Moi
non plus. Donc en art ce n’est pas aussi grave. Mais ce qu’il s’est passé de
spirituel, ce saut hors de toute certitude, par-delà l’entendement, au-delà de
la vie, cela se produit parfois également poco a poco dans l’art. Ou
bien l’art n’est rien. »
S’ensuit une tempête médiatique sans commune
mesure avec celle déclenchée, en 1827, par la publication par Thomas de Quincey
de l’essai De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts ou, en
1930, par la définition donnée par André Breton dans le Second Manifeste du
Surréalisme : « L’acte surréaliste le plus simple, consiste,
revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on
peut, dans la foule. »
Comme dit Lambert Dousson : « indignation et réflexion ne s’excluent pas ». Auteur, aux éditions MF, du livre Stockhausen et le 11 septembre, Essai sur la musique et la violence, il est cette semaine l’invité unique de Métaclassique.
En 1838, Schumann compose son opus 16, les Kreisleriana
– une partition dont le troisième mouvement est intitulé « Rasch »,
que l’on traduit rapidement par l’adverbe « rapidement ». Dans un
texte qu’il intitule Rasch, Barthes prend acte des coups qui pulsent
dans la musique de Schumann et cherche à préciser le propre du battement
schumanien. Barthes écrit : « Il ne s’agit pas de taper des poings
contre la porte, à la façon du destin. Ce qu’il faut, c’est que ça batte
à l’intérieur du corps, contre la tempe, dans le sexe, dans le ventre, contre
la peau intérieure, à même tout cet émotif sensuel que l’on appelle, à la fois
par métonymie et par antiphrase, le « cœur ». « Battre »,
c’est l’acte même du cœur (il n’y a de « battement » que du cœur), ce
qui se produit à ce lieu paradoxal du corps : central et décentré, liquide
et contractile, pulsionnel et moral ».
Pour déplier la battue dont Schumann peut révéler, par les mots de Barthes, nous recevons la musicologue Sylvie Douche qui, en 2015, organisait avec Eric Marty et Claude Coste un colloque sur Barthes et la musique, la pianiste Laurianne Corneille qui a fait paraître un disque chez Klarthe où elle a enregistré les Kreisleriana de Schumann et la lecture d’extraits du texte de Barthes et la chorégraphe Dominique Brun qui, en travaillant sur la partition de Schumann, y a trouvé corps dans la lecture de Roland Barthes.
Pour mieux comprendre la vie des hommes préhistoriques, certains archéologues se sont mis à tailler des silex. Pour enquêter sur l’environnement des blattes, la géographe du CNRS Nathalie Blanc a cherché à se mettre à leur place : dès lors, être géographe peut demander de se mettre à quatre pattes derrière un frigo. Et si, de la même façon, l’activité du musicologue qui veut présenter une œuvre musicale du répertoire prenait une autre consistance du seul fait de ne plus se faire devant un public aligné dans une salle de concert. Au moment de proposer à des étudiants médiateurs du CNSMDP d’aller faire dehors ce qu’ils avaient pris l’habitude de faire dans les lieux protégés du milieu musical, on ne s’attendait pas encore qu’on serait privé de circuler si librement dehors. Mais maintenant que le déconfinement a été décliné par les pouvoirs publics comme une injonction aux artistes à se réinventer, l’expérience prend encore une autre consistance. Dans ce numéro de Métaclassique, vous entendrez des étudiants de la classe de Lucie Kayas des Métiers de la culture musicale du CNSMD de Paris se prêter à une expérimentation de médiation : au lieu de présenter une œuvre à un public réuni entre quatre murs, se prêter à l’exercice dehors.
Dans Si c’est un homme, Primo Levi raconte son emprisonnement au cours de l’année 1944 dans le camp d’Auschwitz-Monowitz. Le livre fait partie des écrits emblématiques lorsqu’on parle du devoir de mémoire, tout en évoquant la peur d’oublier les atrocités commises par le régime nazi dans les camps de concentration et d’extermination. Les musiques entendues dans les camps sont parmi les choses pratiquement inoubliables. Primo Levi écrit : « Elles sont gravées dans notre esprit et seront bientôt la dernière chose du Lager que nous oublierons ; car elles sont la voix du Lager ». Si ces musiques ont pu marquer les détenus des camps, c’est qu’elles ont participé aux tortures. Plus généralement, dès 1933, la musique a été utilisée par le régime nazi pour manipuler l’opinion et aligner les consciences. Pour parler de manipulation en musique, nous recevons Elise Petit qui a signé, en 2018, Musique et politique en Allemagne du IIIème Reich à l’aube de la guerre froide aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne. Et comme il était nécessaire, mais pas suffisant de passer par le nazisme pour penser la manipulation par la musique, nous recevons aussi : Juliette Volcler qui a publié aux éditions La Découverte en 2017, Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore.
Est-ce qu’il faut connaître les origines d’un musicien pour sentir comme sa musique est importante pour lui et projeter sur elle une intensité que l’on aimerait pouvoir faire résonner quelque part d’assez profond en nous pour se trouver au moins aussi poignant ? Pourquoi il est bien évident que les musiques issues de processus migratoires peuvent avoir d’autres choses à faire entendre que la seule histoire migratoire qui a pu les porter ? Entre le fait que les migrants sont appelés à se raconter et la tentation des institutions culturelles à valoriser la richesse musicale qui ressort de la diversité des pays d’origine, pourquoi faut-il en passer par des formes aussi événementielles que des festivals, des prix, ou des appellations aussi catégoriques que les « musiques du monde ». Nous recevons Julie Oleksiak et Julien Labia qui ont tous les deux contribué au dossier « Migrants musiciens » du 32è numéro des Cahiers d’ethnomusicologie pour débattre de ces tensions qui traversent l’écoute de la musique devant le fait de « Migrer » – des tensions que l’on pourrait faire remonter aux années 1880, à l’époque où les compositeurs s’inspiraient des musiques lointaines venues à Paris pour l’occasion des expositions universelles, alors que la notion d’immigration commençait tout juste à faire l’objet de discours réglementaires, pendant qu’on inventait les papiers d’identité et le Code de la nationalité, respectivement en 1888 et 1889.
Le contrepoint, c’est l’art de composer en superposant des dessins mélodiques, dit le moteur de recherche. L’exemple parfait est donc la fugue qui fait fuir le thème d’une voix à l’autre – avec l’exemple de L’Art de la fugue de Bach, qui fait office d’emblème canonique quand on parle de contrepoint. Mais au-delà de la musique, le mot « contrepoint » peut s’employer au figuré pour parler d’un motif secondaire qui se superpose à quelque chose. Pour explorer la musique de Bach en sortant de Bach, nous avons proposé aux étudiants de Master du département de musicologie de l’Université d’Évry, de superposer une musique de Bach avec une autre et de s’interroger les uns les autres sur les bonheurs et les heurts de ces enchevêtrements que l’on peut aussi bien appeler des « mash-up ».
Là où l’adage promet que la musique adoucit les mœurs, les étudiants des conservatoires semblent assez tôt appelés à servir la concorde nationale. Mais si les musiciens sont ainsi mobilisés pour construire la paix sociale, cela ne va pas sans poser beaucoup de questions. Ce sont celles qu’a voulu soulever le compositeur Maël Bailly, à qui nous avons offert la production et la réalisation intégrale de ce 68è numéro de Métaclassique. Etudiant au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, Maël Bailly mène des actions éducatives, tout en se posant un certain nombre de questions sur la fonction sociale et politique de ces dispositifs. Et pour partager ces interrogations, il a échangé pour Métaclassique avec certains de ses amis étudiants, Rémi, Irène, Arthur, Lisa, Marie et, pour commencer, des compositeurs enseignants au CNSMD de Paris, par ordre d’apparition : Frédéric Durieux et Alexandros Markeas.
La dernière fois qu’on vous a dit qu’il ne fallait pas comparer l’incomparable, à la décharge de votre inquisiteur : vous aviez peut-être poussé le comparatif jusqu’à la provocation en rapprochant la vitalité de la musique d’Offenbach avec le coup de fouet que peut donner telle ou telle boisson énergisante. La comparaison était ô combien sacrilège vis-à-vis de la référence la plus patrimoniale, mais elle avait quand même le mérite étonnant de forcer les amateurs de l’un à préciser ce qu’ils appréciaient tellement chez lui : ou à reconnaître que les vertus de l’autre peuvent bien paraître quelquefois un peu détonantes… Mais, de toute façon, il n’est que trop rébarbatif de comparer ce qui est comparable. Cela peut virer à l’endogamie et pourrait même aller jusqu’à comparer ce qui est carrément la même chose et aboutir à des impossibilités logiques. Tout ça pour dire que ce numéro de Métaclassique va consister à comparer l’à-peine comparable : deux compositeurs qui ont rencontré le succès à la même époque, en œuvrant dans des genres voisins et dans des styles plus ou moins opposés : Rossini d’une part, défendu par Tom Mébarki et Beethoven d’autre part, défendu par Elisabeth Brisson.
Dans Les mondes de la médiation culturelle paru chez L’Harmattan en 2016, la chercheuse Christine Servais, spécialiste des théories de la réception, cite le philosophe Jacques Rancière qui pointait l’efficacité paradoxale des œuvres qui peuvent avoir « un effet parce qu’elles peuvent ne pas en avoir ». D’où l’idée qu’un processus de médiation s’inscrit « dans un cadre où rien n’assure l’entente a priori , où le malentendu doit toujours être possible ». Si on poursuit le raisonnement, on pourrait imaginer qu’on se donne plus de chances de faire médiation en assumant le conflit qui pourrait avoir lieu entre la musique que l’on propose de faire découvrir et l’imaginaire de ceux à qui on vient à la faire entendre. C’est donc bien à titre d’exercice de médiation musicale que nous avons proposé à des étudiants du master Musique et Sciences Humaines des Universités de Tours et Poitiers d’imaginer des situations de conflits – ou, du moins, de confrontations – autour des répertoires objets de leurs recherches musicologiques à mettre en scène sous formes de fictions radiophoniques pour Métaclassique – autant de situations radiodramatiques qui ont dû être enregistrées en confinement, ce qui explique qu’un certain nombre laissent imaginées un coup de téléphone.
On dit qu’il y a de l’harmonie là où des sons concordent, vont bien ensemble. Il suffirait de vouloir se faire enrober de concordance, pour faire de l’harmonie une sorte de graal pour l’auditeur. Mais pour que les sons concordent, il faut que les musiciens respectent quelques dispositions techniques précises. Et si les règles de consonances peuvent permettre de bien faire résonner certains sons dans les harmoniques des autres, le fait est que l’harmonie n’a jamais été aussi idéalisée en musique qu’elle était thématisée quasi scientifiquement par les philosophes. Comme si la consécration harmonique de la résonance était une question d’antiquité, héritée de Pythagore, revigorée au 17ème siècle. Pour faire résonner la question résonante de la musique à la philosophie, cette émission tresse deux entretiens : avec le directeur musical de l’ensemble Le Poème Harmonique, Vincent Dumestre, d’une part, et avec une essayiste à l’origine d’un cycle de cinq volumes consacrés aux Métaphores des cinq sens dans l’imaginaire occidental, Corinna Coulmas d’autre part. Deux conversations à écouter enlacées dans les enregistrements du coffret paru à l’occasion du 20ème anniversaire du Poème Harmonique.
Si on « joue » de la musique, c’est qu’il
doit y avoir autant de manières de jouer de la musique qu’il peut exister de
jeux. Le pédagogue Jean Piaget distinguait 4 types de jeux : dans sa
classification ESAR, il y a les jeux de E comme Exercice (qui vont de l’éveil
sensoriel aux jeux de manipulation et de motricité), il y a les jeux S comme
Symboliques (comme les jeux de rôle, de mise en scène ou de représentation),
les jeux de A comme Assemblages (c’est-à-dire les jeux de constructions,
d’agencement, d’expérimentation) et les jeux de R comme Règles (qui englobent
aussi bien les jeux d’association, de parcours, de combinaison, d’adresse, de
hasard, de questions-réponses…).
Dans le Manuel de pédagogie musicale qu’elle vient de faire paraître aux éditions Minerve, l’artiste sonore Andrea Cohen essaye de démultiplier les approches en combinant les différents types de jeu et en imaginant des points de contact avec son univers musical qui s’étend de la création radiophonique au théâtre musical en passant par les musiques mixtes.
Alors, comme Métaclassique aime bien se prêter au jeu, nous écouterons les projections zodiacales des élèves de seconde du Lycée Claude Gelée à Epinal qui, dans le cadre d’une semaine culturelle (quelques jours avant les mesures de confinement), ont confronté leur sentiment de plus ou moins ressembler à leur signe astrologique à leur impression de plus ou moins ressembler à la musique associée à leur signe dans Tierkreis – un cycle de 12 mélodies – une pour chacun des signes du zodiaque, composée par Karlheinz Stockhausen qui était lui-même du signe du Lion.
NOTA BENE : Parler des caractéristiques de son signe astrologique, c’est pas tout à fait, mais c’est quand même parler de soi. Écouter une pièce de Stockhausen qui fait référence à son signe astrologique, cela pourrait permettre de vérifier que l’analogie est artificielle, mais comme il est plus intéressant, ne serait-ce que pour jouer, de se projeter, il suffit d’essayer pour que l’effet miroir déforme et donc informe de quelque chose. Alors, écouter la musique de Stockhausen pour vérifier si c’est bien de soi-même dont on a parlé, n’est peut-être pas la plus pure des raisons de lui prêter gare, c’est peut-être pourtant la meilleure des raisons, pourvu qu’elle soit toujours plus reluisante que l’idée qui revient à s’accoutumer à l’indifférence générale à force de se féliciter de faire feu de tout bois, à force de prétexter que toutes les raisons sont bonnes.