Dans une interview qu’il se donnait à lui même en 1962, quelques semaines avant sa mort, le compositeur Hanns Eisler affirmait qu’il n’y a pas d’évolution autonome du matériau musical en soi. Ce n’est que dans son rapport contradictoire avec la société que la musique se développe. Et c’est probablement parce qu’il n’était pas dupe des révolutions musicales qui viendraient se revendiquer en toute indépendance de quelque révolution sociale que Hanns Eisler a pu afficher une liberté musicale aussi franche en composant aussi bien des sonates que des lieders, des pièces de cabaret que des œuvres chorales encore reprises aujourd’hui en chant de manifestation en Allemagne. Et comme son œuvre est portée par un esprit détonnant, c’est bien pour un numéro « Détonner » que Metaclassique s’engage à faire cette semaine le portrait du compositeur. En réunissant dans le salon Mahler de la Bibliothèque La Grange Fleuret à Paris, par ordre d’apparition dans l’émission : la chanteuse et chercheuse Marie Soubestre, le musicologue Pascal Huynh, le petit-fils de Hanns Eisler et poète Daniel Pozner et le guitariste et membre du groupe Das Kapital, Hasse Poulsen.
Quand on fait l’histoire rétrospective de l’audio-naturalisme, on peut prendre pour point de départ Ludwig Koch qui, dès 1889, semble le premier à avoir approché un phonographe assez près d’un oiseau pour l’enregistrer. Dans l’idée de Ludwig Koch, le bon enregistrement du monde animal consiste donc à faire comme si on n’était pas là, comme si l’humain pouvait s’infiltrer dans la nature sans l’ombre d’une perturbation. C’est pourquoi les bruits de aéroplanes lui semblent parasitaires, même si l’oiseau ne fait peut être jamais aussi bien le bruit qu’il veut capter qu’au moment où passe l’aéroplane. Puisque l’aéroplane, dès lors, participait de l’excitation de l’oiseau. Dans le même esprit, tenu comme une figure tutélaire dans le domaine du field-recording, Bernie Krause va capter des sons de la forêt en faisant le moins de bruit possible et en s’éloignant au maximum de toute source de sons d’origine humaine. Et pour cause, il cherche depuis de longues années à s’échapper de ce qu’il appelle la cacophonie humaine pour mieux capter ce qu’il veut entendre comme le grand orchestre des animaux. Mais cette séparation entre nature et culture n’est décidément pas si intuitive, puisque en faisant entendre les field-recordings de Bernie Krause à des enfants, ceux-là reconstituent un imaginaire de la forêt, c’est-à-dire de conte, avec une maison et des humains jamais très loin et même pas toujours très menaçants.
Mais peut-être que dans cette histoire de l’audio-naturalisme, une fracture a discrètement commencé en 2017 quand, à la suite de l’élection de Donald Trump et de l’explosion des fake news, un étudiant américain, Peter McIndoe a lancé une théorie du complot ouvertement parodique intitulée Birds aren’t real, qui annonce à coup de pancartes, propagandes au mégaphone et autres conférences TED que les oiseaux ont tous été tués dans les années 1970 pour être remplacés par des drones qui ont pour mission d’espionner les citoyens pour le compte de la Maison-Blanche. Pour explorer les conséquences musicologiques de ce qui pourrait donc être un bouleversement dans l’histoire de l’écologie sonore, nous avons proposé aux étudiants de licence du département de musicologie de l’Université d’Évry de prolonger par la fiction radiophonique et pour Metaclassique, un partiel au cours duquel ils avaient commencé à imaginer ce qui pourrait arriver dans un scénario qui mettrait en scène dans une forêt un chasseur, un field recorder, un militant Bird aren’t real et un tape musicien.
Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Vos beaux yeux, belle marquise, mourir d’amour me font… C’est dans la scène 4 de l’acte II du Bourgeois gentilhomme de Molière que le maître de philosophie donne une leçon à Monsieur Jourdain qui, tout en apprenant qu’il fait de la prose sans savoir, s’aperçoit que la meilleure manière de mettre la phrase en ordre est encore celle qui lui est été apparue spontanément. Un peu comme si la leçon de Monsieur Jourdain n’avait pas été entendue, on a vu fleurir au milieu du XVIIIᵉ siècle des partitions combinatoires qui permutaient des fragments de phrases musicales pour en démultiplier les possibilités d’agencement en nombre astronomique. Et puis, en 1821, le mécanicien horloger amstellodamois dit Diederich Nikolaus Winkel, a confectionné un componium, un automate capable d’improviser de la musique pour retracer l’histoire de ce premier improvisateur mécanique. Les micros de Metaclassique sont allés à la rencontre de son unique exemplaire au Musée des instruments de musique de Bruxelles et du responsable des collections d’instruments électriques, électroniques et d’automates et musicologue Wim Verhulst. Au cours de l’émission, vous entendrez aussi les expertises de John van Tiggelen qui, dans les années 1980, a démonter et remonter ledit compendium pour pouvoir en décrire le fonctionnement par le menu et lui consacrer une thèse ; ainsi que Martin Paris, ce qui, au musée Speelklok à Utrecht, a construit en 2021 une réplique du componium en version réduite, mécaniquement fidèle à l’instrument de Winkel. Mais comme le Bourgeois Gentilhomme a pu le montrer, c’est bien au XVIIᵉ siècle que l’art combinatoire a réellement décollé. Le premier savant à avoir calculé le nombre de mélodies que l’on pouvait faire avec cinq ou six ou sept notes, étant le polymathe Marin Mersenne, nous entendrons depuis Santa Fé en Argentine, celle qui a réfléchi à la pensée mathématique de la musique de Mersenne, la philosophe Brenda Basilico.
À la sortie d’un concert de Kraftwerk, certains se demandent : est-ce qu’ils ont vraiment jouer de la musique ou est-ce qu’ils jouer à Tetris en attendant qu’une bande son se déroule ? Quand les instruments de musique électronique passent pour des boites noires, tous les faits et gestes des musiciens pourraient passer pour un seul tour de passe-passe, voire une franche supercherie. Au lieu d’une défiance à l’égard de l’ensemble des musiciens électroniques, au-delà même de la peur qu’ils nous dupent, il y a une question toute scientifique, pour au moins dire qu’elle gagnera à ce qu’on l’aborde sans préjuger coupable qui que ce soit : Est-ce qu’appuyer sur un bouton, c’est déjà jouer de la musique ? De fait, il ne se passe pas exactement la même chose quand on joue du violoncelle et quand on joue de la musique à partir d’un laptop. Dès l’ouverture, le désir n’est pas exactement du même ordre quand on ouvre une boîte de violoncelle et quand on ouvre un logiciel. A l’occasion de la parution de l’ouvrage collectif La musique et la machine aux Presses Universitaires de Rennes, nous recevons trois de ses contributeurs. Rassemblés à La Cassette, Pierre Couprie, Baptiste Bacot et, avec un léger différé, le musicologue Emmanuel Parent.
Faire un disque de musique classique, c’est faire un disque. Ce n’est pas parce qu’on enregistre des pièces du 18è siècle, des œuvres antérieures aux technologies de studio, que les ingénieurs du son devraient être plus parcimonieux dans leurs interventions. Sauf si les interprètes le refusent formellement, il est courant qu’il y ait du montage dans un disque de musique classique, non seulement entre les pistes, mais souvent au cours d’une même œuvre. Les mesures 12 à 16 peuvent provenir d’une autre prise que les mesures 1 à 11, par exemple. Et les interprètes eux-mêmes peuvent développer un goût ou une obsession ou un raffinement spécial dans le montage de leur disque. Le claveciniste Pierre Hantai enregistre des disques depuis plus de trente ans. Depuis le temps, son jeu a mûri et son rapport à la préparation d’un disque s’est perfectionné. Entre ses premiers disques et aujourd’hui, il s’est quelquefois perdu dans la vaste étendue des possibilités de retouches que la post-production peut offrir. C’est dire s’il y a de quoi mobiliser un plein numéro de Metaclassique pour déplier avec lui les questions qu’il s’est posé en enregistrement et les réponses qu’il a pu trouver pour tenter d’en venir à bout.
En quelle année est née Louise Bertin ? 1725, 1805 ou 1885 ? Non, vraiment, il semble que les quizz ne posent pas les bonnes questions… Du bout du buzzer, on peut même se demander : est-ce qu’il est si important de savoir en quelle année Louise Bertin est née pour apprécier sa musique ? Et si oui, est-ce que faire des quizz où « tu sais, tu gagnes ; tu sais pas, tu perds », est un moyen efficace pour faire connaissance avec l’œuvre de la compositrice qui, de fait, est née en 1805. Dans ce numéro « Buzzer » de Metaclassique, on va donc tenter de faire autrement : des quizz où la question peut être le préalable d’une discussion ou, plus franchement, l’ouverture d’un débat. Au lieu de faire mousser ceux qui ont plus de culture musicale que les autres, le jeu que vous allez entendre a été imaginé pour nourrir des échanges. À l’occasion des Foliephonies XX Elles organisée par la compositrice Lucie Prod’homme au Conservatoire Montserrat Caballé de Perpignan, nous avons imaginés un quizz à la découverte de compositrices restées dans l’angle mort des projecteurs de l’histoire de la musique toujours si massivement tournés vers les compositeurs. Un petit jeu auquel Metaclassique a aussi convié les étudiants de Master en musicologie des universités de Tours et Poitiers qui ponctueront les enregistrements réalisés avec les élèves du Conservatoire de Perpignan. Avec la participation d’Aliette de Laleu.
Au milieu du 19è siècle, les diverses nations du monde ont développé une nouvelle manière d’exhiber leurs fiertés respectives à la face des unes des autres sous une forme pacifique quoique compétitive, en organisant à tour de rôle des Expositions universelles. Ce sont dans ces manifestations de réputation mondiale que les pays assez riches pour se le permettre viennent montrer leurs grandes réalisations et donner un rayonnement international à leurs grands génies. Au départ, il était surtout question de génie industriel. Jusqu’à ce qu’on vienne rapidement, à Paris, mêler le génie artistique aux affaires et vouloir assez tôt « exposer la musique, comme si cet art pouvait être traité de la même manière que les disciplines plastiques » (p. 21). Les solutions qui ont alors été trouvé pour exposer la musique ont aussi amenées de nouvelles manières d’écouter la musique. Mais ces stratégies de cohabitation de la musique avec le génie industriel semblent s’être transformées en normes d’exposition qui se déploient bien au-delà des quelques moins que durent, chaque fois, les Expositions universelles. Pour approfondir l’impact de ces manifestations emblématiques des premières décennies de la société industrielle sur la manière de promouvoir la création musicale, c’est au Salon Mahler de la Bibliothèque La Grange Fleuret que nous recevons le musicologue Étienne Jardin qui a fait paraître aux éditions Horizons D’Attente l’essai Exposer la musique. Le festival du Trocadéro (Paris 1878) et le philosophe Yaron Pesztat qui signe Expositions universelles. Le procès perdu de l’architecture moderne co-édité par CFC et AAM.
« La domestique est une déracinée, elle adopte le code bourgeois avec d’autant plus de force qu’elle fuit la terre et ses origines. Elle devient du code des maîtres le suppôt le plus convaincu. C’est le cas de Bécassine, qui pousse l’assimilation jusqu’à la caricature. Bécassine reste constamment admirative et respectueuse de la classe des puissants, sa maîtresse et les dames du faubourg Saint-Germain. » Dans La place des bonnes qu’elle écrit en 1979, Anne Martin-Fugier précisait encore que « Ce sentiment qu’a Bécassine de faire partie d’une caste privilégiée est une survivance de l’époque où l’aristocratie entretenait de véritables maisonnées de serviteurs[1]. »
Mais alors : d’où vient que les bonnes se trouvent représentées sous des traits aussi abruties par les maîtres, comme si elles faisaient partie d’une faction de la classe ouvrière que la Révolution n’avait pas réussi à émanciper ? La chose est évidente dans Bécassine, mais aussi dans un certain nombre de romans, mais encore d’opéras et d’opérettes du 19ème siècle. Avec le soutien de l’Opéra-Comique, Emmanuelle Cordoliani s’est lancée au sein du CNSMD de Paris dans un projet de « recherche en art » sur la représentation des domestiques à l’Opéra. Intitulé « La bonne cause », le projet est aussi une bonne occasion pour Metaclassique d’enquêter sur les procédés d’abrutissement des domestiques aussi bien dans les romans et sur les scènes d’opéra que dans la vraie vie d’aujourd(hui. Pour ce faire, vous allez pouvoir entendre les élèves en art vocal du CNSMD de Paris en répétition avec Emmanuelle Cordoliani, les historiens Jean-Claude Yon et Pierre Girod, mais aussi deux chercheuses associées au projet : la sociologue Alizée Delpierre qui a signé Servir les riches aux éditions La Découverte et Alice de Charentenay qui a soutenu une thèse sur la figure de la servante dans les romans français de la deuxième partie du 19ème siècle.
Une émission produite et réalisée par David Christoffel.
[1] Anne Martin-Fugier, La place des bonnes, Paris, éditions Perrin, 2004 [Grasset, 1979], p. 200-201.
Un peu comme les enfants qui rejouent les blockbusters dans leurs chambres avec les moyens du bord, les transcriptions de grands airs d’opéra passent pour des répliques ludiques et périphériques des spectacles d’opéra, au mieux des produits dérivés des grandes institutions lyriques. Pourtant, à regarder le nombre de partitions en circulation au 18è siècle qui invitaient les clavecinistes à jouer des fragments d’opéra au salon, les contacts avec le répertoire du théâtre lyrique devaient être beaucoup plus courants autour du clavecin que devant les grandes scènes. Si bien que ce sont les fastes des théâtres lyriques qui étaient peut-être les produits dérivés de leurs avatars au clavecin. Ce dont on peut être sûr, c’est que l’art de transcrire l’opéra au clavecin appelle un grand raffinement et mérite qu’on s’y mette à plusieurs et qu’on s’entoure au mieux pour ce faire. L’Abbaye de Royaumont a accueilli une formation intitulée « Opéra au clavecin », à l’initiative de deux musicologues Marie Demeilliez et Thomas Soury et deux clavecinistes Jean-Luc Ho et Olivier Fortin. Invité à y promener ses micros, Metaclassique vous propose un documentaire avec des extraits de cours, d’apartés avec quelques-uns des stagiaires comme Lucie Chabard, Baptiste Guittet, Santiago Gervasoni et Alessio Zanfardino / et : le facteur de clavecins Emile Jobin qui a fabriqué tous les clavecins que vous entendrez au cours de cette émission.
Dans la septième de ses quarante-et-une dissertations, le rhéteur grec du IIè siècle Maxime de Tyr entend prouver que « La philosophie s’approprie à toutes les situations de la vie ». Pour le prouver, il procède par élimination. Et quand c’est au tour de la musique d’être éliminée, pour chercher à démontrer que la musique n’a pas la capacité à « s’approprier à toutes les situations de la vie », Maxime de Tyr assure que les philosophes ne sont pas « moins capables que les musiciens de se prêter à cette variété d’harmonie, à cette diversité de tons qui lui sont propres[1] ». Même s’il admet qu’il y a un moment unique marqué pour le musicien qui sait marier les doux accents de sa voix aux tendres sons de la guitare, c’est celui où les tables regorgent « de mets et de vins, et où les échansons versent à boire à la ronde ». Si on suit les raisonnements de Maxime de Tyr, à moins qu’on ne s’y perde, les musiques bacchiques et autres chansons à boire pourraient bien être les seules à s’approprier à des situations de la vie encore mieux que la philosophie pourtant réputée faire face à toutes les situations. C’est dire qu’en consacrant un numéro de Metaclassique aux airs à boire, la responsabilité pourrait être lourde. C’est dans le salon Mahler de la Bibliothèque La Grange Fleuret que nous recevons les musicologues Florence Gétreau et Robin Bourcerie pour des échanges qui veulent faire trinquer les musiques bacchiques sous l’Ancien Régime et qui seront agrémentés des interventions de Thomas Soury et Léonard Pauly.
Est-ce que la musique est toujours la bienvenue avec la poésie ? Tous les poètes sont loin d’en être sûrs… Paul Valéry disait avoir « toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s’associant ». Paul Verlaine aurait même écrit à Gabriel Fauré : « Qu’est-ce qui vous a pris de mettre de la musique sur ma musique ? » La saillie laisse entendre que la musique qui s’ajoute à la poésie n’est encore pas la musique que la poésie voudrait pouvoir faire toute seule ou qu’elle continue de tenir à l’écart pour bien montrer qu’elle est ailleurs. C’est peut-être pour faire poésie qu’elle se garde de donner dans le lyrisme. C’est peut-être pour re-refaire autrement que la poésie pourrait bien se mettre à rechanter. D’un lyrisme l’autre est le titre d’un livre publié par les éditions MF qui rassemble des entretiens menés par Laure Gauthier avec des figures de la poésie travaillées par la frontière avec la musique et, réciproquement, des gens de la musique qui travaillent avec la poésie. Au fil de ces entretiens, Laure Gauthier offre un nuancier des positions sur les lisières, dont ce numéro de Metaclassique propose de marcher sur les crêtes. Rassemblés dans l’espace musique de la Bibliothèque publique d’information pour restituer les points de friction qui frictionnent les différentes positions, nous recevons Laure Gauthier, mais aussi la chercheuse Anne-Christine Royère, la compositrice Núria Giménez Comas et l’un des poètes qui s’est entretenu avec Laure Gauthier : Frank Smith.
Entre le moment où il répète une œuvre et le moment où il l’exécute, il y a un moment où le musicien fait un « filage », c’est-à-dire qu’il répète l’œuvre d’un bout à l’autre, sans s’arrêter. À ce moment-là, toutes les difficultés techniques ont été dépassé, l’interprète est prêt à livrer l’œuvre en public ou à l’enregistrer pour le disque. Mais ce moment de filage n’est pas encore un moment de pleine maîtrise. C’est pourquoi on peut filer, encore et encore. Même si le « filage » n’est pas encore tout à fait une interprétation, il est une version qui commence à se vouloir sérieusement présentable.
Tout en passant par son compte Instagram, comme suspendus à son « fil d’actu » musicale, Metaclassique s’est donc lancé dans une filature du saxophoniste Sandro Compagnon, du conservatoire de Saint-Maur aux quais de Seine, pour tirer et étirer ces quelques ficelles de l’interprète ; avec la complicité du compositeur Bruno Mantovani.
Une émission produite par David Christoffel et réalisée par Léonard Pauly.